AFRIQUE NOIRE - Société et économie

AFRIQUE NOIRE - Société et économie
AFRIQUE NOIRE - Société et économie

Plusieurs décennies d’indépendance n’ont guère amélioré la perception des acquis, des tendances et des perspectives du développement africain. Pour beaucoup, l’Afrique reste par excellence le continent des peuples sans histoire. Si cette affirmation a longtemps servi à légitimer tant bien que mal l’entreprise coloniale, présentée comme l’ouverture de l’Afrique à l’histoire, c’est-à-dire à la «civilisation», elle nourrit aujourd’hui les visions les plus pessimistes et les plus misérabilistes du devenir africain: c’est contre son gré que l’Afrique aurait été intégrée au marché mondial, au prix d’une rupture irréparable de ses équilibres harmonieux, de la ruine de ses écosystèmes et de la misère de ses peuples.

«Afrique, terre qui meurt», écrivait déjà J.-P. Harroy. «L’Afrique noire est mal partie», déclare R. Dumont.

Il est évident que le devenir des sociétés et des économies africaines est moins unilatéral et plus complexe. D’une histoire très longue, il ne faut retenir des temps antérieurs à la colonisation que le strict nécessaire pour comprendre en quoi, plutôt qu’une parenthèse, celle-ci inaugure une ère entièrement nouvelle et comment, faute d’avoir pris l’exacte mesure de cette rupture, l’initiative retrouvée des peuples africains risque de s’épuiser dans des voies sans issue.

1. L’Afrique précoloniale: traditions, innovations et blocages

Les ruptures qui ont affecté l’Afrique précoloniale n’ont pas été des phénomènes brutaux, dans la mesure où elle a été soumise à un processus continu de transformation et où elle n’a cessé d’affronter des agressions extérieures, en particulier celle de l’Islam dès le VIIIe siècle et celle de l’Europe à partir du XVIe siècle. Hier comme aujourd’hui, l’Afrique frappe par son immensité qui implique une grande diversité des expériences vécues. Pourtant, des tendances communes sont aisément identifiables.

Faiblesse du capital humain

Le développement récent de la démographie historique a fort justement mis en lumière une caractéristique durable, commune à toutes les sociétés africaines: la rareté des hommes.

Les données chiffrées, très insuffisantes, proviennent d’extrapolations à partir de la population connue ou estimée au début du XXe siècle. Si elles prêtent à discussion, elles indiquent aussi des tendances et autorisent des conclusions. La terre africaine, en excluant le versant méditerranéen, aurait supporté des masses humaines peu nombreuses, à l’élan brisé: 100 millions vers 1650, de 95 à 100 vers 1750, de 90 à 100 vers 1800, de 95 à 100 vers 1850, de 120 à 150 en 1900. La lenteur indiscutable de la croissance doit sans doute beaucoup aux deux traites esclavagistes dont les retombées démographiques alimentent d’interminables débats: celle, brutale et concentrée dans le temps (XVIIe-XIXe s.), qui fut entreprise en direction du Nouveau Monde, et celle, plus étalée dans la durée, avec cependant une brusque intensification au XIXe siècle, que menèrent les Arabo-musulmans. À cette véritable saignée, il faut ajouter l’action conjuguée de catastrophes écologiques et biomédicales – sécheresses et famines, épidémies de variole, malaria et maladie du sommeil – attestées en maintes régions.

Cette population peu nombreuse était, comme aujourd’hui, très inégalement répartie. Les densités les plus fortes semblent liées à certains types de culture au rendement plus élevé (telle celle des tubercules) et surtout aux réseaux commerciaux. En revanche, l’action des États a produit des effets contradictoires: si les guerres ont aidé à la concentration des hommes au sein de territoires contrôlés par les États, elles expliquent aussi des densités relativement fortes dans des zones, en principe inhospitalières, qui ont pu servir de refuge.

En Afrique occidentale, des sources plus nombreuses suggèrent une population de 25 millions vers 1700, 30 en 1800 et 36 en 1900. La croissance démographique subit un ralentissement dramatique aux XVIIe et XVIIIe siècles par suite de la traite atlantique, mais aussi des famines et épidémies, bien connues grâce aux travaux de S. M. Cissoko et M. Tymowski. La reprise démographique s’amorce dès la seconde moitié du XVIIIe siècle, poussant des masses plus nombreuses vers les villes dont le grouillement humain étonnera les voyageurs du XIXe siècle. Bénin, Djenné, Gao et Tombouctou abritaient déjà, trois siècles plus tôt, de 15 000 à 80 000 hommes. Vers 1850-1860, on s’accorde à attribuer 30 000 habitants à Kano et 70 000 à Ibadan, la plus grande d’une douzaine de villes yoruba.

La coupure de la seconde moitié du XVIIIe siècle, point de départ d’une lente reprise de la poussée démographique, semble être valable ailleurs que dans l’Ouest africain. En Afrique australe, la fin de ce siècle se caractérise par une pression humaine insupportable, génératrice de guerres et de révolutions politiques, sur les terres arables: il n’est pas impossible que l’institutionnalisation des guerres meurtrières et l’obligation d’un célibat prolongé des hommes et des femmes, mises en place par le fondateur du royaume zoulou, Chaka (?-1828), aient été aux yeux de celui-ci la réponse malthusienne à la croissance de la population. Pour l’Afrique orientale, en revanche, tous les points de vue, optimistes ou pessimistes, semblent autorisés quant à l’évolution démographique. Ainsi, le fait nouveau que fut le développement de l’esclavage tout au long du XIXe siècle est interprété par certains comme un réflexe de défense de la part des groupes aux effectifs amoindris par la traite arabo-swahili et par les fléaux récurrents; d’autres y voient le signe d’une économie prospère, offrant aux individus des activités plus rémunératrices que le travail de la terre réservé désormais à une masse servile.

Quelle qu’ait été cette évolution, une chose est certaine: le capital humain a longtemps manqué à l’Afrique et cette pauvreté a contribué à façonner aussi bien les rapports sociaux que les forces productives.

Développement ou sous-développement

Rares sont ceux qui sauraient encore aujourd’hui soutenir que les économies africaines ont été de tout temps sous-développées. Cependant, le débat reste ouvert sur le degré de développement qu’elles ont atteint et, surtout, sur les causes et les modalités précises des processus qui ont engendré leur sous-développement.

L’agriculture représentait l’activité dominante. La mutation majeure, qui vit le passage de la cueillette et de la chasse à l’agriculture et à l’élevage, en même temps que l’invention d’un outillage en fer, fut précoce.

Aux époques connues, la cueillette et la chasse ne survivaient que dans les zones, marginales et inhospitalières, de peuplement pygmée et khoi-san. L’élevage était rarement associé à l’agriculture, les deux activités étant pratiquées par des communautés distinctes là où les écosystèmes permettaient l’existence du gros bétail. La pêche, active le long des grands fleuves, des lacs et de la mer, et souvent réservée à des groupes spécialisés – Bozo du Niger et Boubangui du Congo –, fournissait des compléments appréciables de protéines. L’agriculture reposait sur des techniques rudimentaires, quoique en certaines régions on eût mis au point des méthodes complexes: culture en terrasses et culture inondée, polyculture avec assolement et fumure végétale. Si l’Afrique ancienne n’a pas connu de «révolution agricole», l’histoire de son agriculture est celle d’une longue série d’innovations, allant de l’adoption de plantes nouvelles, asiatiques (banane, certaines variétés de riz) ou américaines (arachides, maïs, manioc, tabac), jusqu’à l’élaboration de méthodes permettant de dégager des surplus assez importants pour parer aux crises de subsistance, enrichir les réseaux commerciaux et libérer des hommes pour d’autres activités. Au nombre de celles-ci, l’artisanat a été longtemps méconnu. Or, s’il a été souvent pratiqué par les agriculteurs en morte-saison, il a aussi donné lieu en mainte région à des spécialisations professionnelles ou régionales, souvent renommées, toujours liées à des réseaux commerciaux et associées à des structures étatiques: cotonnades d’Afrique occidentale, tissus d’écorce et de fibre de palme dans le bassin du Congo, cuir rouge dit marocain des pays hausa et mandingue, bronze de Bénin, cuivre du Katanga, etc. C’est dire quelles erreurs peut induire la notion d’«économie de subsistance». On constate en effet, dans toutes les aires politiques et culturelles, l’existence d’échanges plus ou moins nombreux, plus ou moins dynamiques. L’école anthropologique substantiviste, représentée par P. Bohannan et G. Dalton, a proposé d’assez bonne heure une typologie subtile des échanges précoloniaux en Afrique en opposant: les «sociétés sans marché», dans lesquelles les échanges intéressant les «biens de prestige» se faisaient sur la base de la réciprocité et de la redistribution; les «sociétés à marchés périphériques» avec certes des marchés en tant que lieux d’échange mais sans que le «principe du marché» – la loi de l’offre et de la demande – y jouât un rôle prédominant; enfin, les «sociétés à marché» dans lesquelles la loi de l’offre et de la demande jouait le rôle de «principe intégrateur des échanges». Cette typologie a l’avantage de mettre en lumière la distinction entre biens de prestige et marchandises et de récuser l’hypothèse d’une évolution unilinéaire de toutes les sociétés humaines aboutissant nécessairement au capitalisme. L’opposition la plus pertinente est cependant celle qu’a proposée C. Meillassoux entre le commerce par relais et le commerce par réseaux. Dans le premier type, les marchandises circulent d’une région à l’autre en changeant pour ainsi dire de mains puisqu’il n’existe pas une corporation marchande qui les prenne en charge de bout en bout: ce type d’échange se rencontrait le plus souvent dans les sociétés lignagères. Au contraire, le commerce par réseaux suppose l’existence de marchands professionnels, parfois identifiés à des groupes ethniques, tels que les Jaaxanke de Sénégambie, les Juula des régions mandingues, les Hausa des pays nigériens, les Boubangui du fleuve Congo, ou encore les Yao et les Nyamwezi d’Afrique orientale. Les marchandises circulent alors sur de grandes distances, qu’il s’agisse de vivres, de minerais plus ou moins travaillés et de produits manufacturés (tissus, or, cuivre et bronze, sel, poteries, etc.), de produits de chasse et de cueillette (cire, ivoire, etc.). Ce type d’échange, qui suppose des zones de grande communication, est souvent associé à l’État, mais pas toujours, comme le montre l’exemple des Boubangui, des Yao et des Nyamwezi. Ces réseaux d’échange à longue distance se greffaient le plus souvent sur les axes du commerce extérieur, transsaharien, atlantique et arabo-swahili.

Dynamisme des rapports sociaux

Les sociétés de l’Afrique précoloniale étaient donc des sociétés inégalitaires soumises à des dynamismes multiples, contrairement à ce que laisseraient croire les théories communautaires chères aux idéologues contemporains du «socialisme africain».

Partout où ils existaient comme groupe spécialisé, les marchands représentaient une classe très influente quelle que fût la structure de la société. Certes, l’absence d’une appropriation privée de la terre – celle-ci étant un bien collectif, sacralisé, dont les unités de production n’avaient que l’usage – interdisait l’apparition d’une aristocratie foncière. Dans les sociétés lignagères, organisées sur la base de familles qui étaient en même temps les unités de production, des mécanismes nombreux limitaient les abus de pouvoir et de richesse: cependant, les antagonismes ne manquaient pas, en particulier entre les sexes, entre les aînés et les cadets de lignage, entre les hommes libres et les «dépendants». L’existence de l’État était génératrice de hiérarchies plus ou moins rigides, jouant le plus souvent en faveur des détenteurs du pouvoir politique. En Afrique soudano-sahélienne, plusieurs sociétés étaient organisées en castes et comprenaient, à côté des «nobles» et des hommes libres, des castes inférieures, issues le plus souvent «des ethnies conquises, puis astreintes à un travail spécialisé, à l’endogamie, et qui finissaient par transmettre à leur descendance le fait accompli» (M. Diop).

La rareté des hommes et la surabondance de la terre ont contribué très tôt à multiplier les formes d’asservissement. Longtemps masqué sous des termes pudiques tels que «captif» ou «serviteur», l’esclavage apparaît aujourd’hui comme une composante essentielle des sociétés précoloniales, rassemblant parfois des fractions importantes de la population: de 30 à 50 p. 100 dans les États du Soudan occidental aux XVIIIe et XIXe siècles, 20 p. 100 chez les Anyi de Côte-d’Ivoire, 80 p. 100 chez les Cokwe. Le développement de la traite extérieure semble bien avoir aggravé la condition des esclaves domestiques, au point de rendre difficile, voire impossible, leur assimilation aux hommes libres. Quoiqu’ils aient officiellement proclamé l’abolition de l’eslavage dès leur établissement, les pouvoirs coloniaux durent souvent dans la pratique composer avec ces structures esclavagistes jusque vers les années 1930.

Le débat sur le développement de l’Afrique précoloniale est souvent faussé par l’insuffisance des documents, chiffrés ou non, et par la perspective dans laquelle il s’inscrit: il repose en effet sur l’hypothèse, le plus souvent implicite, que toutes les sociétés humaines évolueraient dans le même sens, évolution dont le point culminant est aujourd’hui atteint par les sociétés capitalistes développées. Dans cette optique, la question essentielle est de savoir pourquoi l’Afrique n’a pas suivi les mêmes voies que le monde occidental. Quoique biaisée, la question a un objet réel. Certains ont décrit ces sociétés précoloniales en recourant au concept de «prospérité barbare» (M. Malowist) pour désigner un état de prospérité relative, dans un contexte social et écologique qui exigeait peu d’efforts et dans des structures sociopolitiques dépourvues de stimulant. D’autres évoquent la faiblesse de la population et le fait que l’Afrique noire n’a pas connu la révolution démographique susceptible de générer, comme en Europe, des processus d’innovation économique. C’est ici qu’interviennent les traites esclavagistes, arabe et européenne, qui ont saigné l’Afrique noire. Combien d’hommes a-t-elle perdus de leur fait? Quels en ont été, au-delà de la démographie, les autres effets? Fondés sur des données trop partielles, les chiffres avancés (100 millions pour la traite atlantique pour Rinchon, 13 millions pour Curtin) relèvent plus de la comédie que de la science.

Dans un livre capital, fondé sur la thèse selon laquelle c’est «l’Europe [qui] a sous-développé l’Afrique», Walter Rodney situe précisément au commencement de la traite atlantique le point de départ du processus de mise en dépendance et de blocage des forces productives d’où est sorti le sous-développement actuel de l’Afrique noire: dès lors, en effet, la quasi-totalité de la capacité productive s’est trouvée investie dans une activité, la capture et le commerce des hommes, qui constituait le facteur de production le plus rare et le plus important, cela en échange de biens – alcools, fusils, tissus, objets de luxe – sans utilité économique, créateurs de désirs factices, destructeurs des structures existantes.

2. L’ère coloniale: mise en dépendance et sous-développement

Si l’impact politique et culturel de la colonisation reste discuté, il n’en est pas de même de ses effets économiques et sociaux. La crise durable des États et des régimes politiques issus des empires coloniaux, la recherche active de structures et de modèles politiques de rechange, la diversité des trajectoires suivies et la vitalité sans cesse renouvelée des élites et des peuples africains en matière intellectuelle, artistique et religieuse sont autant d’indications tendant à établir que, dans ces domaines, la colonisation ne fut guère qu’«un épisode» (Ade Ajayi). En revanche, l’Afrique contemporaine ne semble pas près d’être sortie des structures et des problèmes économiques légués par la colonisation: c’est en pleine période coloniale, dès le début des années 1950, que furent dégagées la plupart des caractéristiques regroupées sous la notion de sous-développement.

La démographie: crise et redressement

L’explosion démographique, dont on fait souvent une caractéristique principale, sinon la cause du sous-développement, est une donnée récente, d’ailleurs tardive, de l’ère coloniale. Dès 1939, le démographe Robert Kuczynski a fait un sort à l’opinion stéréotypée selon laquelle, dès sa proclamation dans les années 1880, la pax britannica se serait traduite par un relèvement de la courbe de croissance démographique, en montrant que, quelle qu’ait été l’évolution antérieure, la population a fortement décru dans les premières décennies de la colonisation. Émise d’abord à propos de l’Est africain, cette thèse tend à s’imposer pour l’ensemble du monde noir.

Le premier âge colonial, des années 1880 à 1920 environ, se révéla particulièrement meurtrier. Toute l’Afrique noire fut ravagée par une série de catastrophes écologiques, biosanitaires et politico-militaires. De 1884 à 1900, une terrible épizootie de peste bovine, partie de la corne de l’Afrique, détruisit 80 p. 100 du cheptel, principalement dans la zone soudano-sahélienne, en Afrique orientale et méridionale et en Angola, provoquant la famine et une grave surmortalité parmi les populations pastorales. Causées par des sécheresses prolongées et par la désorganisation de la vie traditionnelle, du fait des guerres de conquête et des exigences des nouveaux pouvoirs coloniaux en hommes, en vivres et en argent, des famines catastrophiques frappèrent les mêmes régions, surtout en 1884-1892, 1898-1899, 1913-1914 et 1930-1933. Même l’Afrique équatoriale, pourtant riche en eau, subit les ravages de la faim qui faucha par exemple la moitié de la population fang du nord du Gabon au cours des années 1920. Cette phase s’acheva par l’épidémie de grippe espagnole, importée d’Europe en août 1918, qui fit d’autant plus de victimes que pendant la Première Guerre mondiale tous les États colonisateurs avaient fortement mis à contribution leur empire africain: un million et demi à deux millions de personnes moururent de cette épidémie. Localement, cette crise démographique générale fut souvent aggravée par des circonstances particulières. Ainsi les guerres de conquête, qu’on présente souvent comme peu meurtrières, ont pu ici et là dégénérer en génocide comme dans le Sud-Ouest africain (Namibie) où deux années de guerre (1903-1905) contre les troupes allemandes de Lothar von Trotha coûtèrent la vie à 75 ou 80 p. 100 de la population nama et hérero. En Afrique centrale, A.-É.F. (Afrique-Équatoriale française) et État indépendant du Congo (Zaïre), où les compagnies concessionnaires se livrèrent à un véritable pillage, ce fut la trypanosomiase qui causa les plus grands ravages, de 1890 à 1925 environ. La crise écologique et démographique ouverte par la colonisation lui fut aussi éminemment profitable car elle facilita la mainmise étrangère. En milieu paysan, la plupart des très nombreux mouvements de révolte de cette époque eurent pour origine des réactions de désespoir tout comme les conversions massives à des églises messianniques (éthiopianisme sud-africain, kimbanguisme congolais, harrisme ivoiro-ghanéen) et à des sectes musulmanes (mouridisme sénégalais, hamallisme soudanais) témoignèrent du désir de préserver et l’espoir et l’unité du groupe.

Il faut attendre les années 1920 pour voir la tendance démographique s’inverser. Le changement fut d’ailleurs lent et irrégulier avec des phases de tassement correspondant, pendant les années 1930, à une détérioration des conditions d’existence du fait de la crise économique et, au début des années 1940, à un durcissement de la domination coloniale par suite de la guerre. Voulu par les autorités coloniales, ce renversement de tendance correspondait à une nouvelle stratégie économique. Partout, aussitôt la Première Guerre mondiale achevée, on accorda la priorité à la «mise en valeur», dont Albert Sarraut se fit le champion en France, plutôt qu’à la «civilisation» – slogan en honneur au temps de la conquête. Dans les régions économiquement avancées, on se préoccupa de «stabiliser» physiquement, socialement et financièrement une main-d’œuvre qu’on entendait ainsi rendre plus productive. Une politique de santé se dégagea peu à peu, qui aboutit partout à une diminution sensible des taux de mortalité générale et, surtout, infantile. Les estimations démographiques traduisent bien ce changement en attribuant à l’Afrique noire: 94 millions d’habitants en 1920 (sur un total de 140 millions pour le continent); 104 millions en 1930 (sur 155); 115 millions en 1940 (sur 172); 134 millions en 1950 (sur 200); enfin 137 millions en 1956. Ainsi, le taux moyen de croissance annuelle, qui n’avait été que de 1 p. 100 entre les deux guerres, passa à 1,5 p. 100 au cours des deux dernières décennies de la colonisation, ce qui ne fut pas sans conséquence pour la propagation et la radicalisation des revendications en faveur de l’autonomie et de l’indépendance.

Économies ouvertes

Trois grandes phases

Il est nécessaire de rétablir les principales phases de la mutation économique de l’Afrique sous la colonisation, car si l’objectif, avoué ou non, des stratèges de l’impérialisme resta le même – l’intégration des colonies dans l’économie capitaliste mondiale sous le contrôle étroit de la métropole –, la transformation ne fut pas linéaire et les méthodes mises en œuvre varièrent considérablement selon les époques.

Quoique la colonisation ait résulté de la concurrence exacerbée des capitalismes européens, il apparaît que, pendant les trois premières décennies de l’ère coloniale, «ce fut la possession, non le développement, qui intéressa» les Européens en Afrique (A. Atmore et R. Oliver). L’action économique se réduisait, presque partout, à l’imposition d’une contrainte aux formes multiples: expropriations foncières, travail forcé, cultures obligatoires, impôt personnel. Le nouvel ordre économique ne commença à prendre forme qu’en de rares régions: au Dahomey, au Cayor (Sénégal), en Ashanti (Ghana) par exemple, où la colonisation ne fit qu’accélérer la transition, amorcée au milieu du XIXe siècle, vers la production par une paysannerie africaine indépendante de denrées d’exportation (huile de palme, arachides et cacao); dans les Highlands kényans et en Rhodésie du Sud où émigrèrent de bonne heure des planteurs britanniques; enfin, dans les pays miniers, par suite de l’exploitation précoce du diamant (1867) et de l’or (1886) en Afrique du Sud, et du cuivre au Congo belge (1906) et en Rhodésie du Nord (1916).

Les stratégies cohérentes de «mise en valeur» ne virent le jour qu’après la Première Guerre mondiale, dans le cadre d’une réflexion globale sur la signification de l’entreprise coloniale illustrée par les ouvrages contemporains de deux théoriciens et praticiens de la colonisation, Frederick Lugard (The Dual Mandate in British Topical Africa , 1922) et Albert Sarraut (La Mise en valeur des colonies françaises , 1923). Une propagande active sollicita les milieux d’affaires, qui se montrèrent réservés: en 1936, l’État était le principal investisseur aussi bien en Afrique anglaise (47 p. 100 des capitaux investis) qu’en Afrique française (61 p. 100). Les économies africaines restèrent fragiles, malgré une croissance spectaculaire des exportations, brutalement arrêtée par la crise des années 1930: pour l’Afrique française 16,5 millions de dollars courants en 1902, 38,6 en 1913, 108 en 1928 et 78,7 en 1938; pour l’Afrique britannique 3 millions de livres sterling en 1902, 88 en 1913, 92 en 1921 et 70 en 1938.

Après la Seconde Guerre mondiale l’Afrique profita de la hausse quasi générale des cours des matières premières. L’idéologie coloniale découvrit les vertus du «développement», qui se substitua à la notion de «mise en valeur». On adopta d’ambitieux plans, souvent mûris pendant les années 1930: plan décennal au Congo belge; plan décennal et plans quadriennaux financés par le F.I.D.E.S. (Fonds d’investissement et de développement économique et social des territoires d’outre-mer) en Afrique française; plans territoriaux élaborés par les Britanniques conformément au Colonial Development and Welfare Act voté en 1940. Sous la pression des revendications africaines, le colonialisme adoucit sensiblement ses méthodes: on abolit le travail forcé, on allégea la pression fiscale, on se soucia de promouvoir l’initiative des producteurs et entrepreneurs africains.

Diversité de la dépendance

On définit ces formations économiques produites par la colonisation comme des économies ouvertes, comportant des caractéristiques durables (rôle déterminant d’un petit nombre de produits bruts agricoles ou miniers; contrôle des intérêts expatriés sur un ou plusieurs secteurs vitaux de l’économie; subordination du système monétaire et financier à celui d’une grande puissance capitaliste), ou passagères (contrôle plus ou moins exclusif de la politique économique par l’État colonisateur; volonté de celui-ci de réduire ses dépenses et d’obliger la colonie à se suffire à elle-même). Ces caractéristiques ne définissent qu’un «type idéal», qui recouvre historiquement au moins trois situations très contrastées.

L’«économie de traite», qui a fleuri dans toute l’Afrique occidentale et dans certains territoires orientaux (Kenya, Ouganda, Tanganyika), a été décrite comme «un régime [...] consistant à ramasser et rassembler vers les ports des matières premières qui sont exportées à l’état brut et répartir en échange les produits fabriqués importés» (Huguette Durand). La production des matières premières, principalement agricoles, est assurée par les Africains. Les investissements coloniaux y sont très faibles, réduits au strict minimum, tandis que les compagnies de traite veillent à contrôler étroitement le commerce extérieur: ainsi, dès les années 1920, trois d’entre elles (Société commerciale de l’Ouest africain, Compagnie française d’Afrique occidentale et United African Co., filiale d’Unilever) contrôlaient les deux tiers du commerce extérieur ouest-africain. Les Africains sont même écartés – au mieux marginalisés – des échanges intérieurs: métis d’Angola et du Mozambique, Afro-Brésiliens du Dahomey, créoles saintlouisiens, Nyamwezi, Yao et Swahili d’Afrique orientale, tous les intermédiaires africains sont remplacés par des minorités marchandes immigrées, mal enracinées dans les colonies, haïes car considérées comme exploiteuses par les Africains, donc faciles à manipuler pour les autorités coloniales: Syriens et Libanais en Afrique occidentale, Indiens en Afrique orientale.

L’économie de plantation a dominé dans les territoires et les régions de peuplement européen: Highlands du Kenya, Rhodésie du Sud, Angola, Mozambique. La politique d’expropriations foncières a été appliquée ici de manière systématique, réduisant les Africains à l’état de sous-prolétariat agricole. Ainsi, en Rhodésie, par le Land Apportionment Act de 1930, les colons européens (225 000 pour 3 millions d’Africains) se voient attribuer 50,51 p. 100 des terres arables, contre 30,06 p. 100 aux Africains, le reste formant les terres de la Couronne. Au Kenya, à la veille de l’indépendance, les quatre mille fermiers (soit à peine un agriculteur sur cent) possédaient 25 p. 100 de la superficie cultivable, les expropriations ayant surtout frappé les Kikuyu. Il est significatif que, dans tous ces pays d’économie de plantation, la lutte pour l’indépendance ait pris la forme d’insurrections paysannes, comme celle des Mau-Mau au pays kikuyu, ou de véritables guerres de libération.

Trois colonies – Union sud-africaine, Rhodésie du Nord et Congo belge – connurent une économie minière, voire industrielle. Ce fut dans ces territoires qu’on investit le plus, comme le montrent les calculs désormais classiques de S. Herbert Frankel: en 1936, 42 p. 100 des capitaux investis en Afrique noire de 1870 à 1936 se trouvaient dans l’Union sud-africaine, 12 p. 100 au Congo belge, 8,5 p. 100 en Rhodésie. Ces capitaux appartenaient pour la plupart à de grosses entreprises privées, alors que dans le reste du continent les capitaux furent majoritairement d’origine publique. Ainsi, dans le cas quelque peu caricatural du Congo belge, en 1930 comme au milieu des années 1950, la Société générale de Belgique possédait 75 p. 100 des investissements réalisés dans les secteurs des mines, des industries et des transports (et qui représentaient 82 p. 100 des capitaux investis dans la colonie); trois autres groupes (Empain, Cominière et Brufina) se partageaient 19,5 p. 100 des investissements tandis que l’État colonial s’attribuait le reste. Par sa dynamique propre, la mine, dont les besoins étaient nombreux en amont comme en aval, opéra comme une «industrie industrialisante» tandis que l’existence d’une main-d’œuvre industrielle qualifiée et d’un marché urbain en expansion contribua aussi à attirer des industries indépendantes du secteur minier: commencé dès la Première Guerre mondiale dans l’Union sud-africaine, ce processus de diversification atteignit le Congo belge et la Rhodésie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.

Inégalités et déséquilibres

Diverse dans son rythme de croissance et dans ses structures, l’économie coloniale fut aussi créatrice d’inégalités, tant sur le plan social que dans l’organisation de l’espace. Ce dernier point est capital. La géographie de l’économie, qui caractérisait l’espace africain depuis le XVIe siècle environ, s’effondra: une nouvelle articulation de l’espace apparut, qui se mit en place en un temps relativement court et qui généra des inégalités et des déséquilibres dont souffre encore l’Afrique d’aujourd’hui.

À l’échelle du continent, le nouvel équilibre privilégia les régions côtières aux dépens des zones intérieures. Cette mutation fut particulièrement spectaculaire en Afrique occidentale: le Sahel, «rivage» du Sahara, lieu de rencontre obligé entre les commerçants de l’Afrique méditerranéenne et ceux de l’Afrique noire, et siège de brillantes civilisations urbaines depuis le Moyen Âge, fut brutalement plongé dans une crise durable; négligés par les infrastructures de transport modernes et par toutes les stratégies d’investissement, les territoires qui le composent se trouvèrent réduits à exporter de la main-d’œuvre vers les colonies privilégiées de la côte. Des deux rivages maritimes du continent, celui de l’océan Indien, qui avait bénéficié d’une activité et d’une prospérité remarquables au XIXe siècle, souffrit le plus de la colonisation dans la mesure où à l’exploitation unique par les Arabo-Swahili succéda la domination de trois puissances – Royaume-Uni, Portugal et Allemagne, évincée en 1919 – qui en négligèrent ou en retardèrent la mise en valeur. À l’extrême sud du continent, l’Union sud-africaine réussit à réduire ses voisins à la dépendance par le biais des contrats de travail: vers 1960, environ 15 p. 100 des adultes mâles du Botswana, 20 p. 100 de ceux du Lesotho et de 25 à 30 p. 100 de ceux du Swaziland travaillaient en Afrique du Sud, principalement dans les mines; à la veille de son indépendance (1975), le Mozambique, lié par l’«accord du Transvaal», envoyait annuellement 100 000 travailleurs en Afrique du Sud et dépendait pour 20 p. 100 de son budget du «rendement de la main-d’œuvre émigrée».

Ces mêmes déséquilibres se retrouvaient à l’échelle des territoires découpés à la hâte par les pouvoirs coloniaux: ils y étaient encore aggravés par les pratiques administratives et par l’inégal développement de l’enseignement colonial.

Dynamique des changements sociaux

Dans leurs rapports sociaux comme dans leurs représentations collectives, toutes les sociétés africaines correspondaient bien au concept de «situation coloniale» élaboré par Georges Balandier. Toutes reposaient en effet sur «une sorte de postulat: l’excellence de la race blanche et plus précisément de cette fraction qu’est la nation colonisatrice; la suprématie étant donnée comme fondée dans l’histoire et la nature». Certes, les nuances ne manquaient pas, des régions de colonat blanc, où la domination se fondait expressément sur le racisme, aux territoires dans lesquels des Européens peu nombreux durent bon gré mal gré s’adjoindre des collaborateurs autochtones. Cette prépondérance absolue du colonisateur impliquait un statut juridique inférieur pour les Africains: très peu bénéficiaient des droits attachés à la citoyenneté métropolitaine, concédée à des conditions parcimonieuses et humiliantes (0,1 p. 100 de la population de l’Afrique-Occidentale française, principalement dans les «quatre communes» sénégalaises de Gorée, Saint-Louis, Dakar et Rufisque et 5 p. 100 de la population angolaise). La vie quotidienne du plus grand nombre était régie par les «codes de l’indigénat» qui donnaient aux administrateurs le droit de frapper les «sujets» de sanctions pénales, souvent pour des motifs futiles, sans avoir à en rendre compte devant des magistrats. En termes économiques, l’hégémonie des colonisateurs n’était pas moins écrasante: ainsi les Blancs du Congo belge (1 p. 100 de la population totale, 2 p. 100 des salariés) représentaient à la veille de l’indépendance 42 p. 100 du revenu national et 45 p. 100 de la masse salariale.

Cependant, la société colonisée n’était pas homogène. Tandis que l’économie coloniale bouleversait les rapports sociaux, l’emprise croissante de l’État et de l’administration grossissait les rangs d’une bureaucratie noire détentrice du savoir moderne. Assuré le plus souvent par les missions chrétiennes, sauf en Afrique française, l’enseignement fut le principal pourvoyeur des élites modernes: très tôt, les établissements d’enseignement supérieur furent créés. En Afrique anglaise, Fourah Bay College en Sierra Leone reçut un statut universitaire dès 1877. En Afrique française, les cadres furent formés dans la célèbre école William-Ponty fondée en 1903. Ce fut seulement après la Seconde Guerre mondiale que les universités apparurent dans presque tous les grands ensembles coloniaux. Les nouveaux groupes sociaux se développèrent aussi dans les villes issues de la colonisation. Quelques rares cités précoloniales – comme Kano et Lagos au Nigeria, Kumasi au Ghana, Douala au Cameroun – réussirent à s’adapter aux contraintes de la colonisation; la plupart dépérirent, délaissées par les nouveaux réseaux commerciaux et administratifs. D’abord lente, l’urbanisation s’accéléra à partir de 1945, nourrie par un exode rural massif qui profita principalement aux grandes villes (plus de 100 000 habitants), portant leur nombre de 8 en 1930 à 40 en 1950 et 54 en 1960. Cependant, à cause des inégalités de développement, le taux d’urbanisation resta relativement bas en Afrique: de 9 à 10 p. 100 en 1950, contre 13 p. 100 en Asie, 25 p. 100 en Amérique latine et 21 p. 100 pour l’ensemble du monde.

L’émergence des nouveaux rapports sociaux passa par quelques phases significatives. La colonisation à ses débuts fut d’abord destructrice. Là où une élite moderne s’était constituée au XIXe siècle, elle l’élimina: ces avocats, médecins, professeurs, pasteurs, marchands, relativement nombreux en Sierra Leone, en Gold Coast et au Nigeria, allaient fournir les hérauts du nationalisme africain. On supprima l’esclavage, dont l’abolition avait été un thème majeur de l’idéologie impérialiste: mais il survécut durablement, comme l’attestent les enquêtes menées à la demande de la Société des nations entre les deux guerres. Une autre phase apparut lorsque, devant l’imminence des indépendances, le colonialisme se préoccupa de renforcer, voire de créer de toutes pièces une bourgeoisie noire qui lui servirait de relais. Pendant les années 1950, l’opinion la plus répandue était celle qu’exprimèrent les colons belges: «Il faut organiser une classe d’indigènes évolués, qui se déclarerait d’accord avec les idéaux et les principes de notre civilisation occidentale et qui seront, à standing égal, nos égaux en droits et devoirs: moins nombreux que la masse indigène, mais puissants et influents, ils seront ces alliés qu’il nous est indispensable de trouver auprès des communautés indigènes. Ces classes moyennes seront la bourgeoisie noire qui commence à se développer partout, que nous devons aider à s’enrichir et à s’organiser et qui, comme tous les bourgeois du monde, seront opposés à tout bouleversement aussi bien intérieur que venant de l’étranger.»

Il est facile de repérer, au crépuscule de la colonisation, plusieurs groupes aux contours clairement délimités: la bureaucratie, relativement nombreuse, des «évolués» et des «lettrés» nécessaires à la bonne marche de l’État, des entreprises et des appareils coloniaux; les planteurs, commerçants et entrepreneurs; les ouvriers agricoles et industriels, organisés ou non au sein des syndicats.

Le débat, qui n’est pas de pure théorie, reste ouvert sur la question de savoir si on a là affaire à des classes sociales constituées, à des classes en formation ou à de «simples couches ou milieux sociaux» (J. Suret-Canale). Il est vrai que de nombreux facteurs s’opposaient à la formation de classes dans l’Afrique coloniale. Il s’agit en particulier, dans la conjoncture politique des années 1940 et 1950, de la nécessité de faire bloc, de constituer des sortes de «front uni» face à la toute-puissance des colons et de l’État colonial, ce qui revenait à minimiser ou à nier les antagonismes entre classes au sein de la société colonisée. Par ailleurs, la tradition, toujours vivace, souvent manipulée par la colonisation, parfois inventée par elle, induisait des particularismes qui semblaient s’opposer à la constitution de classes. Mais on peut se demander aussi bien si cet unanimisme anticolonial et ces particularismes ethniques et régionaux ne relèvent pas précisément, dans la conjoncture spécifique du colonialisme déclinant, d’une stratégie de classe au profit de la nouvelle bourgeoisie africaine, bureaucratique, agraire et marchande.

3. L’Afrique indépendante

Entre les structures issues de la colonisation et celles de l’Afrique indépendante, les continuités l’emportent de beaucoup sur les ruptures. Les politiques économiques comme les rapports sociaux ne font que prolonger les tentatives, les réalités vécues et les tendances de l’époque coloniale. Il n’est pas jusqu’à la notion envahissante, fortement valorisée, de «développement» qui n’apparaisse comme un avatar des concepts colonialistes de «mise en valeur» et de «civilisation».

Le développement: mythes et réalités

Idéologies et contraintes

Malgré l’abondance des discours sur ce thème, l’Afrique nouvelle est assez pauvre en matière de théories du développement. Cette indigence s’est manifestée dès la phase de la lutte pour l’indépendance lorsque l’un des militants les plus lucides de la décolonisation, Kwame Nkrumah, proclamait: «Prenez le royaume de la politique, le reste vous sera donné de surcroît.» Sur plus d’un demi-siècle, depuis les années 1930, les idéologies les plus actives, celle de la «personnalité africaine», comme la «négritude» ou l’«authenticité», n’ont pas réussi à produire des conceptions alternatives du développement économique et social. Mais cette lacune tient moins à la pensée qu’à la nature des classes dirigeantes africaines. Si, au début des années 1960, la majorité des pays africains se sont réclamés du socialisme, beaucoup aujourd’hui, et parmi les plus riches, comme la Côte d’Ivoire, le Gabon, le Kenya, le Nigeria ou le Zaïre, ne se font pas faute de vanter les mérites du libéralisme et du capitalisme, présenté comme le seul modèle qui ait réussi l’industrialisation et le développement. Quant au socialisme, il conserve des adeptes, aux orientations d’ailleurs très différentes. Les aventures du socialisme en Afrique ont commencé dès les années 1920 lorsque, sous sa version social-démocrate, il a été introduit parmi les intellectuels et les agents de l’administration et des firmes coloniales par les partis métropolitains à la recherche de clientèles. Le Komintern, dont les initiatives en Afrique restent mal connues, semble s’être préoccupé d’activisme politique plus que de formation théorique, tout comme les groupes d’études communistes constitués dans les colonies françaises au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Depuis les indépendances, si l’Afrique a compté d’assez nombreux et remarquables intellectuels marxistes, comme Amilcar Cabral (1924-1973) en Guinée-Bissau, elle n’a expérimenté la construction du socialisme dans aucun de ses États. Ceux qui se sont réclamés du «socialisme scientifique», comme le Bénin, le Congo, l’Angola ou le Mozambique, sont loin d’avoir brisé les rapports de dépendance avec les économies capitalistes développées. Le «socialisme africain», qui récuse et l’athéisme marxiste et la lutte des classes, a trouvé son meilleur représentant en Julius Nyerere, alors chef d’État de la Tanzanie, qui s’est efforcé de restaurer les valeurs de solidarité, de communauté et d’égalité de «la société africaine traditionnelle» (discours-programme d’Arusha, 1967).

Au reste, les obstacles à la formation d’économies équilibrées et prospères sont si nombreux qu’ils semblent défier toutes les théories car ils relèvent tout à la fois de la démographie, de la structure territoriale et politique des États, des contraintes extérieures et des difficultés de financement. Quoiqu’elle reste sous-peuplée, l’Afrique présente des taux de croissance démographique parmi les plus élevés du monde (de 2,5 à 3 p. 100 par an), conséquence de taux de natalité stables à un haut niveau (de 4,5 à 5 p. 100), alors que les taux de mortalité ne cessent de baisser (2 p. 100 en moyenne dans les années 1970 et 1980) et de traditions demeurées vivantes qui poussent à capitaliser en hommes. Aussi les jeunes (moins de 15 ans) sont-ils partout très nombreux, de 40 à 50 p. 100 de la population totale; quoique, par suite d’une espérance de vie assez faible (de 50 à 60 ans), les vieux ne forment qu’une infime minorité, ces chiffres indiquent que chaque actif supporte en moyenne la charge de plus d’un inactif. D’une manière générale, la pression démographique pèse lourdement sur la croissance économique. Les effets de cette contrainte varient cependant selon les États. Aussitôt après les indépendances, les responsables africains à l’unanimité ont proclamé l’intangibilité des frontières absurdes issues de la colonisation. Ainsi nombre d’États se retrouvent avec une masse humaine insuffisante pour constituer un marché national. Quant aux possibilités d’investissement, elles sont limitées par la médiocrité de l’épargne intérieure. D’autre part, les firmes multinationales, dont les cent premières utilisent à peine 1 p. 100 de leur personnel en Afrique, trouvent peu d’intérêt à investir en Afrique noire où les débouchés sont insuffisants, les coûts d’infrastructure et de transport élevés, la main-d’œuvre moins qualifiée et moins disciplinée que, par exemple, dans les pays asiatiques. Les capitaux étrangers sont néanmoins attirés, depuis le milieu des années 1960, par l’adoption généralisée de très généreux codes des investissements. Cette évolution a beaucoup profité aux firmes coloniales, et en particulier aux compagnies de traite qui ont diversifié leurs activités et renforcé du même coup leur emprise. Enfin, par ses choix économiques, par sa politique fiscale et budgétaire, par son habileté à attirer l’aide étrangère, l’État postcolonial s’est imposé comme un acteur économique non négligeable. Cette dernière tendance est décisive, car l’endettement découlant de l’aide internationale a entraîné, depuis le milieu des années 1970, l’intervention tatillonne des organismes financiers internationaux, F.M.I. et Banque mondiale, dans la définition même des stratégies économiques de nombreux États.

Une grande hétérogénéité

Les économies africaines ont en commun d’être dominées et désarticulées. L’indépendance politique s’est accompagnée paradoxalement d’un renforcement de la dépendance économique. Dans la plupart des pays, une seule matière première, agricole ou minérale, apporte plus de la moitié des recettes à l’exportation, exposant ainsi la vie économique aux fluctuations brutales, commandées par les économies développées, des cours sur les marchés mondiaux. Les sociétés minières, nationalisées pendant les années 1960, dépendent des firmes étrangères qui ne contrôlent pas seulement les réseaux de distribution, mais aussi les capitaux et la technologie. Quant aux industries de transformation, elles sont dominées par des filiales de sociétés étrangères, sauf dans les secteurs peu rentables délaissés au profit des entrepreneurs africains. En fait, les économies africaines reposent encore sur l’agriculture: dans un État sur deux, l’agriculture emploie encore, plus d’un quart de siècle après les indépendances, 80 p. 100 de la main-d’œuvre; dans presque tous les pays (à l’exception du Bénin, du Congo et de l’Afrique du Sud), cette proportion est supérieure à 50 p. 100. Or, comme le fait observer avec indignation l’agronome René Dumont, le secteur agricole a été négligé, les États indépendants se contentant d’extorquer le maximum aux paysans: les exceptions sont rares; il s’agit soit d’États se réclamant d’un capitalisme triomphaliste, comme la Côte-d’Ivoire et le Kenya, qui offrent aux producteurs des prix d’achats relativement élevés et un encadrement dynamique, soit de pays qui, se réclamant du socialisme, tentèrent, avec un succès fort variable, de mettre sur pied des fermes d’État (le Ghana de Nkrumah et la Guinée de Sékou Touré) ou des villages coopératifs (villages ujamaa en Tanzanie, fokonolona à Madagascar).

Pour comprendre la désarticulation des économies africaines, on a proposé le concept d’«économie à sens unique» (Gérard Grellet), entendue comme «une économie où [les] secteurs “en amont” (agriculture d’exportation et mines) dégagent un “surproduit” ou “surplus” de marchandises consommées par des secteurs “en aval” (administration, services, industrie). Le “secteur en aval” peut donc être défini comme recevant des biens et des services des “secteurs en amont” sans envoyer en contrepartie vers ceux-ci ses propres biens ou services.» Certes, ces mouvements en retour existent dans certains pays comme le Ghana de Nkrumah (1957-1966), la Tanzanie ou la Côte-d’Ivoire, encore que dans ce dernier cas, qui est le plus remarquable, les investissements, orientés de manière privilégiée vers l’agriculture d’exportation aux effets d’entraînement limités, n’aient pas créé un véritable processus de développement. De même, des États miniers tels que le Liberia, la Mauritanie, le Zaïre ou les pays pétroliers du golfe de Guinée ont consacré aux dépenses d’infrastructure des investissements relativement importants, dont ont bénéficié surtout les compagnies et régions minières. Il est vrai qu’à l’inverse on trouve des pays, en particulier parmi les vingt et un P.M.A. (pays les moins avancés), où le mouvement de retour d’aval en amont est totalement inexistant: dans ces pays, souvent agricoles, sans aucune ressource minière, tout se passe comme si, face aux paysans, il n’y avait qu’un «État prédateur» dont la Centrafrique de Jean Bedel Bokassa et l’Ouganda d’Idi Amin Dada ont offert des exemples saisissants.

Dynamiques sociales: paupérisation et conflit

La formation et l’évolution des classes sociales dans la période contemporaine est l’une des questions les plus débattues et les plus complexes de la scène intellectuelle et politique africaine. Les intellectuels et militants révolutionnaires comme Osende Afana (Cameroun), Majhemout Diop (Sénégal, Mali), Amilcar Cabral (Guinée-Bissau) ou Issa Shivji (Tanzanie) se sont efforcés, non sans brio, d’établir la «réalité des classes et de la lutte des classes» (O. Afana). En revanche, les responsables politiques, y compris ceux qu’on qualifie de «progressistes» comme Sékou Touré, nient l’existence des classes et considèrent la lutte des classes comme un obstacle à la constitution de «nations». Le débat n’est donc pas purement théorique: il est aussi et avant tout d’ordre politique. La complexité des mutations en cours est cependant réelle, car les groupes sociaux en présence ne se définissent pas seulement par leur rapport à l’économique mais aussi dans leur position vis-à-vis de l’État et des dynamismes que celui-ci développe. Dans une vision un peu statique et chargée d’économisme, on a pu dire qu’il «existe en Afrique une hiérarchie des classes sociales ordonnée suivant la même logique que les flux économiques: les classes sociales étatiques et urbaines dominent les classes rurales et sont à leur tour dominées par les intérêts étrangers» (G. Grellet). Le schéma, valable dans l’ensemble, doit être fortement nuancé.

Les paysanneries africaines apparaissent comme «ruinées, trahies, désarticulées» (R. Dumont), victimes tout à la fois: de la pression démographique sur un milieu naturel fragile et peu protégé; de l’irrégularité et de la tendance à la baisse des cours mondiaux; de la lourdeur des charges financières et fiscales; de la législation foncière de plus en plus favorable aux nouvelles classes dirigeantes; des grands projets agro-industriels; enfin de la dévalorisation de leur image au sein de la société. La paupérisation des masses rurales est certaine comme en témoigne, dans tous les pays, l’exode massif vers la ville et ses mirages ou, à l’exemple des Mossi au Ghana et en Côte-d’Ivoire et des Mozambicains en Afrique du Sud, vers les plantations et les mines des États plus riches. Cependant, la conscience paysanne reste partout vivace contrairement à ce que laissent croire les images tapageuses d’une Afrique affamée et réduite à la mendicité. Les résistances paysannes dans la situation contemporaine revêtent des formes multiples: insurrections violentes comme celles dont le Zaïre fut le théâtre au début des années 1960; résistance passive face aux projets de «modernisation» imposée d’en haut par l’État ou par les organismes internationaux; repli sur les mécanismes de l’économie de subsistance; opposition ouverte ou insidieuse aux regroupements autoritaires des villages.

Cependant, les paysanneries africaines n’échappent pas aux mutations accélérées qui affectent l’ensemble du corps social. Ainsi un capitalisme agraire se constitue, appuyé sur des exploitations petites et moyennes, exploitant soit la force de travail des «cadets» de lignage dans le cadre de relations pseudo-coutumières, soit une main-d’œuvre salariée, souvent immigrée: il s’intéresse aussi bien aux cultures de rente, café et cacao, destinées à l’exportation, comme dans l’Est ivoirien, qu’aux cultures vivrières destinées aux marchés urbains, comme au Zaïre.

Présentée comme un milieu relativement privilégié, la ville africaine apparaît au contraire, pour le plus grand nombre de ses habitants, comme le lieu par excellence où s’éprouve le «mal de vivre» (P. Kipré). À la ségrégation raciale de l’époque coloniale a succédé une ségrégation par l’argent, non moins rigide, tout aussi chargée de tensions. Certes, en dépit ou à cause de leur croissance vertigineuse, les villes offrent aux individus des possibilités d’entreprendre et d’évoluer plus nombreuses que le milieu rural. Les mines, les chemins de fer et les docks y ont toujours été, depuis le début du siècle, de gros pourvoyeurs d’emplois. Les industries nouvelles apparues depuis la fin de la période coloniale dans les secteurs du bâtiment, de la transformation et du pétrole offrent des possibilités d’emplois supplémentaires. Tels sont les foyers où s’est constituée une véritable classe ouvrière, riche d’une tradition de luttes et d’engagement syndical qui remonte aux années 1920. À côté de ce prolétariat relativement ancien et bien enraciné dans la ville, l’immigration continue d’amener une masse de ruraux prolétarisés qui grossissent les rangs des sans-emploi: si la délinquance s’est considérablement accrue dans les métropoles les plus gigantesques – et singulièrement à Lagos et à Kinshasa –, c’est plutôt le «secteur informel» qui offre des occupations et des moyens de survivre; il faut entendre par là les nombreux «petits métiers» qui, du vendeur ambulant au cireur de chaussures, offrent aux démunis les moyens d’«affronter une quotidienneté apparemment sans lueur d’espoir» (A. Touré). Ce secteur n’est pas d’ailleurs totalement en rupture avec les pratiques villageoises. À tous les niveaux, la ville africaine est en rapport organique avec le village dont on retrouve les croyances et les comportements et qui se prolonge en ville grâce aux associations d’originaires et aux groupes ethniques et tribaux.

Au sein de la classe dirigeante, on retrouve la même complexité de rapports sociaux. La tradition marxiste – plus féconde que les analyses se référant à la question en termes d’«élites» – a longtemps décrit cette classe comme une alliance conflictuelle entre trois catégories: la bourgeoisie bureaucratique, la bourgeoisie nationale et la bourgeoisie compradore. Importées d’Asie, et en particulier de Chine, ces distinctions ne semblent guère opératoires dans le contexte de l’Afrique où la forme particulière prise par la colonisation a empêché ou, au mieux, durablement retardé l’émergence d’entrepreneurs nationaux et la constitution d’une bourgeoisie compradore. Les indépendances politiques ont inauguré une nouvelle étape en donnant à l’État un rôle essentiel dans la constitution et la cohésion de cette classe. Les différents cas de figure se ramènent aux deux types élaborés par le sociologue tanzanien Issa Shivji. Analysant les formes de passage de la petite bourgeoisie administrative de la période coloniale à la bourgeoisie des États indépendants, il distingue deux cas de figure. L’un correspond à la situation de la Tanzanie où la colonisation n’a formé qu’un petit nombre de fonctionnaires: l’indépendance obtenue, ceux-ci se sont constitués d’abord en «bureaucratie» et ont pris soin de grossir leurs rangs en s’agrégeant des éléments issus d’autres catégories sociales (syndicalistes, officiers de l’armée) et de jeunes intellectuels pour se muer progressivement en «bourgeoisie bureaucratique» ou «bourgeoisie d’État». Le deuxième cas de figure concerne des pays tels que le Kenya, la Côte-d’Ivoire, le Sénégal et le Nigeria où existaient à la fin de la période coloniale une bureaucratie administrative relativement nombreuse et un groupe bien constitué d’entrepreneurs nationaux. Ces derniers ont souvent joué un rôle dirigeant dans le processus de l’indépendance. Investissant immédiatement l’appareil d’État, ils en ont multiplié les interventions dans le secteur productif au point de faire de l’État l’un des premiers acteurs économiques. Les différences s’arrêtent là car le contrôle de l’appareil d’État a suscité partout des pratiques identiques destinées à assurer une sorte d’accumulation primitive et consistant à opérer des prélèvements aussi massifs que possible sur le secteur paysan et minier, sur les firmes étrangères et sur les fonds d’aide reçus des pays développés. Le contrôle de l’État a permis à cette bourgeoisie de s’attribuer une autonomie assez large à l’égard des intérêts étrangers avec lesquels elle parvient à négocier plutôt qu’elle ne se plie à leurs ordres. La question reste posée de savoir si, compte tenu des conditions spécifiques de sa formation, cette bourgeoisie d’État peut donner naissance à une classe d’entrepreneurs susceptibles de promouvoir, comme, à son époque, la bourgeoisie des pays aujourd’hui développés, des processus de croissance et de développement économique qui se définiraient d’abord par rapport aux besoins des populations et des États africains.

Voies et perspectives africaines

Survenant après les grandes espérances de la période des indépendances, ces antagonismes posent avec une acuité nouvelle la question du devenir africain. Et celui-ci ne saurait se limiter aux seules questions économiques.

Les mouvements indépendantistes reposaient sur un unanimisme qui répondait aux exigences du moment et aux désirs pour le futur immédiat. Face au colonialisme, il fallait opposer un front uni de toutes les catégories sociales et de toutes les sensibilités politiques, religieuses et régionales. Cet unanimisme était fragile. Il a été, aussitôt l’indépendance conquise, brutalement remis en cause par divers séparatismes et autonomismes, au Katanga (1960-1963) et au Biafra (1967-1970) et, depuis les années 1960, compromis ou contesté par des revendications sécessionnistes ou autonomistes dans des pays et des régions aussi différents que le Sénégal (Casamance), le Soudan et le Tchad, l’Éthiopie (problème érythréen), le Zaïre, le Nigeria ou l’Angola. Ces particularismes revêtent plusieurs formes. Dans certains cas, il s’agit de revendications ethniques. Ces ethnies correspondaient, parfois, à des unités politiques précoloniales plus ou moins réactivées par la «situation coloniale»: il s’agit alors ici d’obtenir une large autonomie à l’intérieur des frontières issues de la colonisation et là, comme dans les irrédentismes kongo et somali, de constituer, par-delà les frontières coloniales, le regroupement d’entités politiques abolies précisément par la domination coloniale. Dans d’autres cas, il s’agit au contraire d’un régionalisme dont la base territoriale est d’origine coloniale: il en est ainsi des multiples oppositions Nord-Sud, notamment en pays sahélien, ou du persistant séparatisme katangais au Zaïre. Partout la gestion de l’État doit faire appel à de savants dosages, au sein même de la bourgeoisie d’État, entre les ressortissants des différentes régions.

Cependant, ces particularismes n’excluent pas des tendances inverses, celles qui contribuent à façonner des nations. L’Afrique noire a connu aussi le «désenchantement national» (H. Beiji): ce sont surtout les artistes – hommes de cinéma, dramaturges et romanciers, chanteurs populaires – qui ont montré comment l’idéologie nationaliste et les discours répétitifs sur la nation servent à autre chose qu’à la construction effective des nations et, notamment, à légitimer le système du parti unique sous prétexte que la reconnaissance du pluralisme ouvrirait aussitôt la voie aux affrontements «ethniques» et «tribaux». Il existe néanmoins, en dehors des actions volontaristes des États, des processus moins spectaculaires, plus lents, s’inscrivant dans la longue durée, qui brassent des populations, créent des solidarités durables, inculquent des représentations identiques. Au nombre de ces facteurs, il faut citer, en particulier, l’école, la ville, la compétition économique et politique au sein d’un même cadre institutionnel, voire la xénophobie rampante ou explosive. La peur et la haine de l’étranger ont, sous d’autres cieux, servi, à dessein ou non, à conforter la conscience nationale. Le nationalisme anticolonial a fait son temps et, si les grandes puissances n’ont pas renoncé à leur hégémonisme, peu d’États et de groupes pensent à organiser une mobilisation contre elles. C’est plutôt contre les autres Africains que s’expriment, avec le plus de vigueur, les réactions les plus passionnelles d’hostilité et de rejet: celles-ci ne se limitent pas aux stéréotypes; elles alimentent abondamment certaines politiques gouvernementales, comme en témoignent les expulsions massives d’étrangers depuis les années 1960.

L’Afrique noire est donc loin d’avoir achevé sa mutation. Certes, l’effervescence des années 1960 est bien passée. L’indépendance politique du continent est presque entièrement achevée: seule l’Afrique du Sud, malgré l’abolition de l’apartheid en juin 1991, est encore aux prises avec les séquelles d’un colonialisme rétrograde, dont la disparition définitive dépend en grande partie de la solidarité agissante des États indépendants. Celle-ci est aussi nécessaire pour annihiler l’interventionnisme rampant des grandes puissances et relever les défis pressants du développement.

Il apparaît désormais, en effet, que l’aide étrangère ne saurait en aucune manière suppléer l’effort constant des fils du pays. Ainsi, le rapprochement avec la C.E.E., symbolisé par les accords de Lomé, garantit certes, jusqu’à un certain point, les prix des matières premières, mais ne rompt en rien le cercle vicieux de la dépendance. Il reste peut-être au continent noir à éprouver pleinement la solidarité «Sud Sud» avec ses partenaires démunis d’Amérique latine et d’Asie.

Il lui appartient surtout de remettre en honneur l’exigence de l’unité interne du continent. À cet égard, l’Organisation de l’unité africaine se révèle impuissante comme les innombrables organisations de coopération sous-régionale instituées après l’indépendance. C’est l’ensemble des classes productrices de l’Afrique qui vit aujourd’hui le drame de la pauvreté et de la dépendance, alors que ses classes dirigeantes trouvent intérêt à gérer au mieux les structures héritées du colonialisme. La question reste posée de savoir si la réalisation effective de l’unité ne suppose pas, en même temps, l’élimination de ces bourgeoisies d’État. L’utopie panafricaine est devenue une urgence pour ceux qui veulent qu’à l’inévitable «rendez-vous du donner et du recevoir», si cher à Léopold Senghor, l’Afrique apporte non plus des matières brutes, mais des produits achevés témoignant de son génie propre.

Encyclopédie Universelle. 2012.

Игры ⚽ Поможем решить контрольную работу

Regardez d'autres dictionnaires:

  • AFRIQUE NOIRE - Typologie politique — En 1991, l’Afrique noire comptait quarante quatre États indépendants. Dix neuf sont d’expression française (sans d’ailleurs que la langue française y soit nécessairement langue officielle ou seule langue officielle, ni même qu’elle soit connue de …   Encyclopédie Universelle

  • AFRIQUE NOIRE - Histoire précoloniale — 1. Nouvelles tendances de la recherche La restitution du passé de l’Afrique pose des questions de toute nature aux historiens. Écrire cette histoire n’est possible qu’après décapage des représentations mentales et des préjugés par lesquels elle… …   Encyclopédie Universelle

  • Economie de la Cote d'Ivoire — Économie de la Côte d Ivoire Côte d Ivoire Indicateurs économiques Abidjan, Capitale économique Monnaie franc CFA Année fiscale année calendaire …   Wikipédia en Français

  • Economie de la Côte d'Ivoire — Économie de la Côte d Ivoire Côte d Ivoire Indicateurs économiques Abidjan, Capitale économique Monnaie franc CFA Année fiscale année calendaire …   Wikipédia en Français

  • Économie de la côte d'ivoire — Côte d Ivoire Indicateurs économiques Abidjan, Capitale économique Monnaie franc CFA Année fiscale année calendaire …   Wikipédia en Français

  • AFRIQUE - Les décolonisations — Alors que s’achève la décolonisation en Asie, le mouvement s’est déplacé en Afrique, tout spécialement au Maghreb, en pleine ébullition. Il existe pourtant déjà un pays d’Afrique du Nord qui a obtenu son indépendance depuis plusieurs années: la… …   Encyclopédie Universelle

  • Economie de la Republique democratique du Congo — Économie de la République démocratique du Congo République démocratique du Congo Indicateurs économiques Commune de la Gombe, centre d affaire Monnaie Franc congolais (CDF) An …   Wikipédia en Français

  • Économie de la RDC — Économie de la République démocratique du Congo République démocratique du Congo Indicateurs économiques Commune de la Gombe, centre d affaire Monnaie Franc congolais (CDF) An …   Wikipédia en Français

  • Économie de la république démocratique du congo — République démocratique du Congo Indicateurs économiques Commune de la Gombe, centre d affaire Monnaie Franc congolais (CDF) An …   Wikipédia en Français

  • AFRIQUE - Des origines à 1945 — L’histoire du continent tout entier apparaît comme une entreprise récente et difficile. Pendant longtemps, seules l’égyptologie, l’islamologie et l’histoire coloniale l’ont, chacune de son point de vue, abordée; il faut noter du reste que les… …   Encyclopédie Universelle

Share the article and excerpts

Direct link
Do a right-click on the link above
and select “Copy Link”